L'opération

Le lundi 16 janvier, 4 h 30

On se réveille. On se prépare lentement pour mon départ à l'hôpital. Laurence, Roxane et ma mère se sont levées pour venir me saluer avant que je parte. C'est le jour le plus triste de ma vie. En même temps, je sais qu'on va me délivrer en partie d'un mal qui me ronge depuis déjà quelques années sans que je le sache. On en a pleuré tout un coup. J'ai respiré à grands poumons dans les cheveux de mes filles. Je veux que leur odeur s'imprègne dans ma mémoire pour que jamais je ne l'oublie. Je ne l'oublierai jamais.

Le lundi 16 janvier, 18 h 30

J'arrive à l'hôpital. De l'auto à l'édifice, je prends la peine d'humer l'air du dehors. Le gaz carbonique qu'on respire  d'habitude dans les stationnements n'a jamais senti aussi bon. On se présente à la réception pour remplir les papiers d'usage puis on me dirige vers une salle où je devrai me préparer pour aller au bloc opératoire. C'est le même scénario que la dernière fois. De 7 h à 8 h, Isabelle me tiendra compagnie et on parlera de tout ce qui m'arrive. C'est la dernière fois qu'elle entendra ma voix telle qu'elle l'a toujours connue. Je prends une bouffée d'air dans ses cheveux comme je l'ai fait pour les filles avant de partir pour le bloc opératoire. Je sais qu'Isabelle est avec moi.

Le lundi 16 janvier, 8 h

J'attends quelques minutes à la porte du bloc. Une infirmière vient me dire qu'elle assistera les médecins pendant l'opération. Elle m'explique ce qui se passera dans les prochaines heures. Ce n'est plus d'un grand intérêt. J'entre dans la salle, probablement la même que la première fois, puis on m'endort. À partir de ce moment, c'est Isabelle qui prendra en note les évènements jusqu'à ce je sois capable de le faire à nouveau.

Le lundi 16 janvier, 18 h

Le docteur O'Dell appelle à la maison pour informer Isabelle. Lui et le docteur Corsten ont terminé à 16 h et depuis, c'est l'équipe du docteur Alleyn qui travaille à la reconstruction du larynx. On espère pouvoir terminer à 20 h.

Le lundi 16 janvier, 20 h 45

Isabelle est à mon chevet à la salle de réveil. Je suis connecté de partout. Il y a un respirateur, j'ai deux drains dans le cou, des sondes et on surveille mon rythme cardiaque à l'aide d'un moniteur. Je suis également branché sur un injecteur automatique de morphine. On explique à Isabelle que tout s'est bien passé et que je suis sorti de l'anesthésie. Elle me touche, j'ouvre les yeux et je lui fais un sourire. 

Le réveil a été moins brutal que je ne le pensais. Je sentais une énorme pression au cou mais pas vraiment de grosses douleurs. Les médecins m'avaient expliqué qu'ils me garderaient dans un état léthargique pendant plusieurs heures après l'opération pour m'empêcher de bouger. Je ne pense pas que j'en aurais eu envie.

Le mardi 17 janvier, 10 h

On m'emmène à ma chambre. Je n'ai plus le respirateur. Le médecin résident Tibbo vient me voir et dit à Isabelle que tout va bien. Il reviendra le lendemain. 

Le mardi 17 janvier, 18 h

Je me suis assis un peu dans mon lit avec une oreiller dans le dos. Isabelle a compté 25 broches sur un coté de mon cou.

À tous les jours, on m'injecte de l'Heparin, un médicament qui empêche la formation de caillots. Cela risque d'arriver quand on est cloué au lit pour de longues périodes de temps

Le mercredi 18 janvier, 12 h 45

Le docteur Alleyn est venu me voir. Il a placé un appareil sur ma gorge. On pouvait entendre le sang circuler et les battements de mon coeur. Cela veut dire que la veine n'est pas bouchée et que la greffe est irriguée. Il y a dix pour cent de chance que la greffe ne prenne pas . On le saura au bout de quatre ou cinq jours mais puisque la veine irrigue, ça augure bien. Dr. Alleyn nous explique qu'il a greffé de la base de la langue jusqu'à l'oesophage.

Le mercredi 18 janvier, 14 h 15

Je m'assois sur le bord de mon lit et je m'étouffe noir. On me fait une succion profonde. C'est pire que celles qu'on me faisait lors de ma trachéotomie. La douleur est atroce. Il en est ressorti un morceau de sang séché gros comme un 10¢.

Le mercredi 18 janvier, 17 h

Le docteur O'Dell entre dans la chambre en souriant. Pour lui, l'opération s'était déroulée en douceur. En plus de la tumeur, il a enlevé un gros ganglion à gauche et plusieurs à droite. Il y en avait aussi qui n'était pas cancéreux dans l'oesophage. Il a aussi préparé le terrain pour que je reçoive une prothèse qui servira à me faire parler. Comme la gorge est pleine de sutures, je ne pourrai pas boire avant une dizaine de jours. 

Le jeudi 19 janvier, 13 h

Un infirmier de la douleur vient m'expliquer que les effets de la morphine que je m'injecte sont immédiats mais de courte durée. On me donnera un autre calmant qui prend une quinzaine de minutes à agir mais dont l'effet durera pendant quatre heures. 

Le jeudi 19 janvier, 14 h

La physiothérapeute vient me faire marcher pour la première fois. Ça me demande un effort considérable pour sortir de mon lit. Je dois me déplacer avec l'intraveineuse, le tube connecté à l'estomac et les sondes. Elle est accompagnée d'un assistant qui m'aide à me déplacer. Je me demande comment font les personnes âgées qui subissent une opération semblable. Il y en a plusieurs dans les chambres voisines. Comme le dit la physiothérapeute, ça va bien aller, tu es jeune... trop jeune. Elle me dit qu'elle n'a eu la référence ce matin seulement. Autrement, elle serait venue hier. J'ai marché une quarantaine de mètres aller et retour. C'était très difficile. En revenant, une infirmière m'a envoyé de l'eau dans la canule pour me faire tousser. Je me suis tapé une autre succion profonde et j'ai craché une grosse motte de sang séché. Il importe que je marche pour que je puisse me débarrasser de ces sécrétions. Toute l'aventure n'aura duré qu'une quinzaine de minutes. Pourtant, j'avais l'impression qu'une journée s'était écoulée.

Le jeudi 19 janvier, 17 h

On m'enlève le drain sur le côté droit. Il ne sert plus à rien. Par contre, celui de gauche draine encore beaucoup de sang et de liquide lymphatique. Ces drains sont enfoncés dans la peau sur une longueur d'environ 6 pouces. Une infirmière explique que les coupures externes sont cousues mais que ce qu'on a coupé à l'intérieur pour enlever la tumeur est laissé sans sutures. Les drains servent à prévenir toute infection.

Le vendredi 20 janvier, 9 h

Je suis allé prendre une marche avec la physiothérapeute. Je suis allé jusqu'au bureau des infirmières.

Le vendredi 20 janvier, 10 h 30

isabelle arrive. On m'a enlevé les sondes et le drain du côté gauche. J'ai un affreux mal de coeur. Isabelle me met des serviettes d'eau froides sur le front. Je prends des Percocet, un calmant qui remplace la morphine. L'effet dure quatre heures mais si la douleur revient, je dois leur dire. Je n'ai pas à surveiller l'horloge. 

La physiothérapeute est venue me faire du clapping pour décoller les sécrétions des parois de mes poumons. L'orthophoniste est venue me porter l'électro-larynx, un appareil qui me permet de communiquer oralement. J'articule avec un tube dans la bouche et les phrases que je prononce deviennent audibles avec un son métallique. Le docteur Alleyn est également venu me voir. Il voulait savoir comment mon bras allait. Il me dit que les articulations seront raides encore un petit bout de temps.

Le samedi 21 janvier, 13 h

On soupçonnait les Percocet de me donner ces maux de coeur. À toutes les fois que l'effet s'estompait, j'avais la nausée. On devait me donner du Gravol entre deux doses. On a donc décidé de revenir à la morphine. Je devrai le mentionner quand j'aurai de la douleur et on viendra me l'injecter dans le tube qui mène à mon estomac. C'était bien le problème. Je n'ai plus jamais eu mal au coeur.

Le dimanche 22 janvier, 8 h

La physiothérapeute est venue me faire marcher. Elle doit être présente parce que je dois être connecté à l'oxygène et à l'humidificateur. Il faut aussi qu'elle surveille ma respiration et mon rythme cardiaque. Cette fois, on est allés jusqu'aux ascenseurs. J'ai pesé sur le bouton pour descendre mais elle n'a pas voulu suivre me disant qu'elle ne voulait pas être complice de mon évasion.

Le dimanche 22 janvier, 11 h

L'infirmière change le bandage de mon bras gauche pour la première fois. Je m'attendais à voir quelque chose d'horrible. Ce n'est pas beau à voir mais c'est moins pire que ce que je pensais. On dirait du cuir tressé sauf qu'au lieu des lanières, ce sont des broches de métal.

Le dimanche 22 janvier, 13 h

Isabelle vient me voir en compagnie des filles, sa soeur Odette et de ma mère. Je n'avais pas vu Odette depuis novembre dernier. Je lui ai expliqué ce qu'on m'avait fait, de quelle façon je respire et comment je vais faire pour parler à nouveau. À part ça, tout le monde, on a parlé de toutes sortes de choses. On a pris la peine de rire de situations cocasses malgré la gravité de la situation.

Le lundi 23 janvier, 7 h

J'ai passé une bonne nuit. Juste avant d'aller au lit j'ai toussé et j'ai craché un gros morceau de mucus enrobé de sang. Je m'en suis étouffé parce que le morceau bloquait totalement la canule. Les infirmières m'ont aidé en me faisant une succion profonde. J'ai pris une pilule pour dormir.

Je suis capable d'attendre la morphine au-delà des quatre heures que cela fait effet.

Le lundi 23 janvier, 15 h

L'orthophoniste est venue voir comment je me débrouillais avec l'électro-larynx. J'ai fait des progrès mais ce n'est pas tout le monde qui peut décoder ce que je dis. Il faut que l'oreille de mes interlocuteurs s'y habituent. Certaines personnes ont plus de facilité que d'autres. L'important, c'est qu'Isabelle, Laurence et Roxane me comprennent.

Le lundi 23 janvier, 17 h 15

Les médecins résidents Tibbo et Chan sont venus changer mon appareil (canules internes et externes). Il y avait plein de mucus séché sur les bords du trou. Je respire beaucoup mieux depuis ce temps. Ils ont aussi enlevé la pellicule de plastique qui recouvrait la plaie sur ma cuisse pour la remplacer par un simple bandage en tissu. Les lésions guérissent vite me dit-on. Éventuellement, il faudra qu'on la laisse à l'air libre. Il y avait un troisième médecin résident avec eux. Je lui ai demandé de prendre la caméra dans le tiroir de la commode et de prendre une photo en gros plan des plaies. Ils ont tous ri et ils ont accepté de le faire de bon gré.

Le mardi 24 janvier, 7 h 15

On vient me demander si je veux me lever. En peu de temps, j'ai réussi à aller m'asseoir sur ma chaise par moi-même

Le mardi 24 janvier, 7 h 30

Le docteur Tibbo, médecin résident, vient vérifier mes plaies. Tout est beau. Semble-t-il qu'il n'est pas rare de voir l'infection se développer. Dans mon cas, je guéris vite. J'étais fier de pouvoir accueillir Dr. Tibbo assis sur ma chaise. Je ne sais pas si je pourrai garder le tempo. Demain est un autre jour.

Le mardi 24 janvier, 7 h 45

On m'apporte ce qu'il faut pour que je puisse me laver. Quand j'aurai fini, une infirmière viendra changer mes bandages, celui de ma cuisse et de mon poignet. C'est la cuisse qui me fait le plus souffrir. Pour le poignet, j'aurai probablement besoin de physiothérapie. Les tendons causent plus de douleur que la chair enlevée.

Le mardi 24 janvier, 8 h 45

Tous mes soins ont été administrés. Il ne reste plus qu'à recevoir ma dose de morphine, mon Ventolin et mon Atrovent. Ça prend quinze minutes à faire effet. À 9 h, je m'imposerai une séance de toux en espérant pouvoir cracher des sécrétions. Je dois aussi faire des exercices de respiration pour regonfler mes poumons. La diététicienne est venue me voir. Au lieu de me nourrir de façon continue, j'aurai mes trois repas par jour. Tout ça par le tube, évidemment. Elle m'a également pesé: 212 livres! Moi qui pensais retrouver ma taille de jeunesse, j'ai engraissé.

Le mardi 24 janvier, 10 h 10

Je pense que la physiothérapeute vient me faire marcher. Je pense que je pourrais le faire seul. J'espère que c'est ce qu'elle me dira.

Le mardi 24 janvier, 11 h 30

La physiothérapeute n'est pas venue. De toutes façons, je ne l'ai pas attendue. J'ai débranché mon support à intraveineuse (déconnecté de la prise de courant, pas de sur mon bras) et je suis allé prendre une marche dans le corridor. Je suis allé jusqu'au milieu dans un sens et au bout dans l'autre.

Sous peu, on m'enseignera comment je dois nettoyer mes canules. À la différence de la première fois, c'est tout l'appareil que je dois nettoyer. Je devrai tout retirer de la trachée, nettoyer le trou dans le cou et l'appareil puis tout remettre en place.

Je n'en ai pas parlé jusqu'à maintenant mais l'idée de me nourrir oralement me fait faire un peu d'angoisse. Le principe d'avaler n'est pas tout à fait le même. Le larynx ne se contracte plus, c'est la gravité qui fait descendre la nourriture. On verra.

Le mercredi 25 janvier, 7 h 30

Je suis parvenu à me lever assez tôt pour recevoir les médecins résidents. Encore une fois, tout est beau.

Le mercredi 25 janvier, 9 h

On vient changer mes bandages et enlever mes broches. Le plus douloureux c'est ma cuisse. La plaie est comme une brûlure et le bandage sèche dessus. On doit verser beaucoup d'eau pour éviter d'arracher les tissus. Il n'y avait pas moins de cinquante broches à retirer autour de mon cou. On a aussi enlevé le reste de mes broches sur mon bras, la moitié ayant été retirée plus tôt cette semaine.

Le mercredi 25 janvier, 10 h 15

Isabelle vient me rendre visite comme elle le fait tous les jours depuis le début de mon hospitalisation. Elle arrive juste à temps pour m'accompagner à mon test d'étanchéité. On vérifiera si la greffe n'a pas de fuites. Je ne peux pas croire qu'on va sur la lune et qu'on soit obligé de nous faire avaler du venin pour nous faire passer un test médical.

Le mercredi 25 janvier, 11 h 30

Laurence et Roxane arrivent à leur tour. Dès que j'ai commencé à être présentable, elles sont venues me voir régulièrement. Je communique avec l'électro-larynx. On s'est amusés avec l'appareil et on a bien ri. Isabelle et les filles m'aident à affronter tout ça avec positivisme. Je n'aurais jamais pu imaginé, encore bien moins souhaité que tout cette malchance me tombe dessus en tout premier lieu mais puisque j'y suis, qu'on ne peut pas revenir en arrière, je m'arrange pour organiser ma vie pour qu'elle redevienne le plus confortable possible. Ça, c'est la théorie. En pratique, c'est la famille qui m'aide à surmonter l'épreuve. Je n'y arriverais pas seul, je ne pense pas.

L'orthophoniste est venu me présenter quelqu'un ayant subi une laryngectomie en 1993 et qui utilise une prothèse semblable à celle qu'on m'a posée. Il parlait avec une voix rauque et enrouée mais si on ne me l'avait pas dit, je n'aurais jamais pensé que cet homme s'était fait enlevé ses cordes vocales. On a jasé un peu et ça m'a encouragé.

Le mercredi 25 janvier, 14 h

C'est l'heure de mon cours de nettoyage 201. Je dois retirer l'appareil, le nettoyer, enlever les résidus de sang et de mucus autour du trou, mettre un onguent antibiotique et remettre le tout en place. C'est impressionnant à voir la première fois, ce trou dans la gorge. Quand la plaie sera guérie, ça ne prendra pas plus de temps que de se brosser les dents... ou son dentier. Et puis éventuellement, je n'aurai plus d'appareil.

Je continue à tousser et à dégager mes poumons de ces sécrétions. Ça va de mieux en mieux. Je ne veux surtout pas attraper de pneumonie, à ne pas confondre avec bronchite.

Le mercredi 25 janvier, 16 h

Une panne de courant force le personnel de l'hôpital à jumeler les patients. Il n'y a que notre section dans tout l'édifice qui est affecté par cette panne. J'aurai quelqu'un dans ma chambre pour la nuit. Comme il devait recevoir des soins à toutes les vingt minutes, je n'ai pas bien dormi.

Le jeudi 26 janvier, 7 h 15

Je m'étais dit que je ferais la grasse matinée mais je me suis finalement levé tôt, juste à temps pour recevoir les médecins résidents. Ils n'ont pas encore reçu les résultats du test d'étanchéité. Ils m'informeront dès qu'ils les auront. Si les test révèlent qu'il n'y a pas de fuites, je pourrai commencer à manger. Au début, ce sera de la nourriture en purée.

Je leur ai demandé quand je pourrai avoir mon congé. Ils m'ont dit lundi ou mardi prochain.

Le jeudi 26 janvier, 9 h 15

Le docteur O'Dell est venu me répéter ce que les médecins résidents m'avaient dit ce matin. S'il n'y a pas de fuites, j'irai à sa clinique demain et il m'installera la prothèse qui me permettra de parler. Je ne pourrai pas l'utiliser avant que les plaies ne soient guéries. Je n'aurai plus ce tube dans la trachée. Je me débarrasse petit à petit de toutes ces connections sur mon corps. Il m'a dit que j'étais un patient modèle et que les infirmières aimeraient bien me cloner.

Le jeudi 26 janvier, 10 h

J'ai fait les choses à l'envers aujourd'hui. C'est à cette heure-ci que je fais ma toilette. Je peux le faire debout. Isabelle arrive vers 11 h. Je m'apprêtais à me raser. J'ai essayé avec le rasoir électrique mais la barbe était trop longue. Je ne m'étais pas rasé depuis l'opération. Je me suis donc fait la barbe à la main. Isabelle a pu guider mes mouvements. Faire glisser la lame sur les plaies auraient un effet plutôt déplaisant. 

Le jeudi 26 janvier, 13 h

Je nettoie mes canules pour la première fois sous la supervision de l'infirmière. J'ai tout fait. Un peu plus tard, le docteur Tibbo est venu me dire que mon nouveau larynx ne coulait pas. Puisque la plomberie tient le coup, je pourrai boire du liquide aujourd'hui.

En allant prendre une marche dans le corridor, nous avons croisé une dame qui parlait français. Elle nous avait entendu et elle s'est décidée à nous aborder. Son frère avait été moins chanceux que moi. Il avait subi la même opération mais ils ont dû refermer. Son cancer était trop avancé et il ne lui reste que quelques semaines à vivre. Il avait suivi les traitements aux radiations avant de se faire opérer. Un an après, sa tumeur est revenue plus grosse et inopérable. Mon cas est différent du sien, nous n'avons pas pris le même chemin. Ça fait tout de même réfléchir.

Le jeudi 26 janvier, 16 h 30

Je prends mon premier verre d'eau. J'en ai les larmes aux yeux. Plus tard, je prendrai du Ginger Ale. J'aimerais faire attention à mes dents mais il n'ont pas de Ginger Ale "diète" à l'hôpital.

Le jeudi 26 janvier, 18 h

Isabelle et Roxane s'en retournent à la maison. Je m'installe dans mon lit pour écouter la télévision mais finalement je me suis endormi. J'ai sommeillé jusqu'à 19 h 30. Je ne me coucherai pas tard ce soir.

Le vendredi 27 janvier, 7 h 30

J'ai dormi comme un loir. Les docteurs Chan et Tibbo m'ont réveillé. Je leur ai expliqué que mon bandage sur ma cuisse était tombé pendant la nuit. Ils m'ont dit que ce n'était pas grave, que je n'en avais plus besoin. Je vais commencer à manger de la nourriture en purée aujourd'hui. Je fais des progrès de façon exponentielle.

Le vendredi 27 janvier, 8 h 10

Je reçois mon premier cabaret de nourriture. J'ai droit à un café, un jus, un verre de lait et une crème de blé. Je ne prendrai que les liquides. Je ne suis pas assez enthousiaste pour me taper la crème de blé. Avaler n'est pas tellement différent de ce que c'était avant. Les tissus qu'ils ont pris pour reconstruire mon larynx et une partie de l'oesophage ne peuvent pas se contracter comme ça le ferait normalement. On contracte avec le bas de la langue comme on le fait d'habitude mais lorsque la nourriture est engagée c'est comme si on jetait du liquide dans un évier... avec tous les sons qui viennent avec. J'ai hâte de voir ce que ça fera avec de la nourriture plus consistante. Je me demandais si je goûterais comme avant. S'il y a une perte du goût, c'est à peine perceptible et tout goûte comme avant. Au début, c'est drôle à dire, mais comme je n'avais rien avalé, je pouvais goûter mon nouveau larynx quand j'avais des rapports. Ça goûtait le poignet.

Le vendredi 27 janvier, 10 h

On m'emmène à la clinique du docteur O'Dell. Isabelle viendra m'y rejoindre pendant que j'attends le chirurgien et l'orthophoniste. Dr. O'Dell a retiré le tube qui maintenait l'emplacement ouvert et a inséré une première prothèse. Il l'a ensuite remplacée par une plus grosse. Ce n'est pas encore celle que j'aurai en définitive mais ils la laisseront là jusqu'à ce qu'ils reçoivent celle qui me convient. J'ai pu parler, ça fonctionne.

Le vendredi 27 janvier, 12 h 30

Mon cabaret m'attend dans ma chambre. On m'a servi une soupe de brocoli avec un rôti de boeuf en purée, des patates en purée et du maïs en purée. J'ai tout avalé sauf le dessert qui était infect. C'était une compote aux pêches. J'ai terminé mon repas avec un café et un verre de lait. Il ne reste plus qu'à s'assurer que j'assimile bien toute la nourriture.

Le vendredi 27 janvier, 17 h 

C'est l'heure du souper. Vu les circonstances, je trouve que la nourriture est délicieuse. Pourtant, la présentation dans l'assiette repousserait même un charognard. On est à la veille de me passer un Big Mac au blender. Après le départ d'Isabelle, je suis allé prendre une marche et j'ai lu quelques revues. J'ai demandé du Ventolin et de l'Atrovent. J'ai une toux sèche et j'ai de la difficulté à me débarrasser de mes sécrétions. Il faudra aussi que je sois connecté à l'humidificateur tout le temps.

Le samedi 28 janvier, 8 h 30

Les médecins résidents sont probablement venus pendant que je faisais ma toilette. Je ne les ai pas attendu et je suis allé prendre une marche. Peu de temps après, on est venu me porter mon déjeuner. Mon excitation à pouvoir manger normalement commence à se dissiper. La nourriture en purée n'a rien d'appétissant. Hier, j'avais demandé à la diététicienne s'il était possible de remplacer cette affreuse crème de blé par quelque chose de plus comestible. Ce matin, j'ai eu droit à deux plats de cette cochonnerie. Elle a dû mal me comprendre.

Le samedi 28 janvier, 9 h 30

Le docteur Tibbo est venu nettoyer mes canules et le bord de ma trachée. Ça ne lui a pas pris le quart du temps que ça me prend pour le faire. Il a aussi changé mon bandage au bras. Il le veut plus petit pour que l'air puisse pénétrer. Il me dit que je devrais vraiment sortir lundi, que je suis trop bien pour être à l'hôpital. C'est ce que je pense aussi.

Le samedi 28 janvier , 13 h

Mario est venu me voir. Il a pu voir mon menu du dîner et je crois qu'il n'a pas été impressionné. C'était une lasagne en purée. Ce fût une courte visite mais j'étais très content de l'avoir vu. 

Le samedi 28 janvier, 16 h

Les filles et Isabelle viennent me voir. Je me sers de mon électro-larynx pour communiquer. J'ai développé de bonnes habiletés à l'utiliser et l'oreille de mes interlocutrices s'y habituent aussi. Je n'ai plus besoin d'écrire ce que j'ai à dire, c'est moins frustrant. Quand on va prendre des marches dans le corridor, je marmonne n'importe quoi dans l'appareil pour faire toutes sortes de bruits bizarres. De connivence avec moi, les filles et Isabelle prétendent comprendre ce que je dis et me répondent. C'est drôle de voir la tête des gens. On dirait les insolences d'une caméra.

Le samedi 28 janvier, 17 h 30

J'ai droit à une soupe au brocoli, du poulet, des patates et du chou-fleur. Tout ça en purée évidemment, mais ça a l'air plus appétissant que d'habitude. Ce n'est pas mauvais non plus.

Le dimanche 29 janvier, 7 h 40

Je n'ai pas demandé de médicaments pour la douleur cette nuit et j'ai bien dormi quand même. J'ai reçu mon déjeuner vers 8 h 30: des oeufs brouillés, jus, lait et café. Je ne peux tout simplement pas toucher à la crème de blé. Je suis allé me chercher une canette de suppléments nutritifs à la place.

Mes plaies guérissent vite et bien. Celle sur ma cuisse est séchée. Je ne sais pas ce qu'ils ont utilisé pour faire les prélèvements de peau à cet endroit mais ça devait ressembler à une râpe à fromage.

Le dimanche 29 janvier, 18 h

Roxane, Laurence et Isabelle sont venues me voir cet après-midi. Comme d'habitude, on a bien ri. On a parlé de mon retour à la maison. Si, comme on l'espère, c'est demain, j'aurai été exactement deux semaines à l'hôpital. Avant l'opération, le docteur O'Dell m'avait dit que ça prendrait deux à trois semaines de récupération. J'aurai pris le minimum. 

Le dimanche 29 janvier, 10 h

Je me prépare à me mettre au lit. En plus des trois repas par jour, je dois prendre des suppléments de protéines en sac, c'est à dire par le tube. Je dois en prendre deux fois par jour. Mon estomac travaille tout le temps et je trouve que c'est trop. J'ai décidé de ne pas prendre le dernier avant de dormir. J'en parlerai à la diététicienne demain.

Le lundi 30 janvier, 7 h 30h

Peu après mon réveil, les docteurs Chan et Tibbo sont venus vérifier ma condition. Si tout est prêt pour mon retour à la maison, si on a envoyé le matériel nécessaire pour ma convalescence à mon domicile, ils autoriseront mon départ aujourd'hui.

Le lundi 30 janvier, 10 h

La personne responsable de mes traitements à domicile vient me dire que le matériel devrait arriver chez-nous aujourd'hui et qu'alors je pourrai partir. Elle viendra me le confirmer un peu plus tard. J'ai téléphoné à la maison et Laurence m'a dit qu'Isabelle était en route. C'est la première fois que j'utilise mon électro-larynx au téléphone. C'est aujourd'hui que ça se passe.

Le lundi 30 janvier, 10 h 30

Isabelle arrive. On ramasse toutes mes choses et, contrairement à la dernière fois, on prend la peine d'aller signer les papiers au bureau. On en a aussi profité pour remercier le personnel infirmier. Même si j'ai hâte de partir, je dois dire que tout le monde fait un travail incroyable ici. J'ai été traité aux petits oignons pendant mon séjour.

On prend finalement la route pour Kemptville. Quand je suis entré dans la maison, il y avait des ballons et un message de bienvenue accrochés aux murs. C'est Laurence et Roxane qui avaient pensé me faire la surprise. Ça m'a tiré les larmes des yeux, j'étais content.

Le mardi 31 janvier, 10 h

J'ai passé une bonne nuit de sommeil. On est allé prendre un café chez McDonald's. Je n'avais pas pu faire ça quand je suis revenu à la maison après ma trachéotomie. pourtant, ce n'était pas une grosse opération comparée à une laryngectomie.  Je pense que c'est entre les deux oreilles que ça se passe.